Nous vivons dans un monde de prédateurs où chaque espèce lutte pour sa survie depuis la nuit des temps. Lespèce humaine a réussi à simposer sur les autres espèces. Celles-ci, lorsquelles ne nous servent pas de garde-manger sont tolérées, dans la mesure où elles nous distraient et nempiètent pas sur notre espace vital. Mais lhomme est dabord un super-prédateur qui a réussi. Plus malin, il a su sorganiser en quelques millénaires pour dominer et coloniser la planète. LHistoire montre quil est aussi redoutable pour ses semblables, souvent violent et cruel, calculateur et organisé. Le plus fort lemporte sur le plus faible; être ou ne pas être: le plus grand, le premier, le plus compétitif, le plus beau, le plus intelligent, etc.
LEvangile reçu des Apôtres, qui prend toujours à contrepied les valeurs de ce monde - "les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers" déclare Jésus - demeure un défi perpétuel pour la raison. Avant daller plus loin, il faudrait peut-être préciser ce que lon entend par amour.
Le mot existe dans la langue française, mais que signifie-t-il vraiment ? Tendresse, complicité, affection, passion, partage, amitié ; on peut encore ajouter patience, confiance, espoir, dévouement, sacrifice, don, générosité, etc. Tous ces mots inventés par lhomme sont les reflets dun unique sentiment que le langage humain, ne peut - heureusement - contenir et enfermer. Ce sentiment est plus grand que tous les mots que lon pourrait inventer. Pour le croyant, il prend sa source en Dieu et exprime la véritable nature de Celui qui est à lorigine de tout ce qui existe. On peut même admettre que les trois piliers de lEglise, cest à dire les trois vertus théologales (la foi, lespérance et lamour), sont les trois facettes dune seule et unique source, celle de limage de Dieu en nous.
Lamour est également une force qui permet de soublier en pensant aux autres. Le bonheur de lautre compte alors plus que le sien. Le meilleur exemple pour lillustrer est celui des parents pour les enfants, et chez certains cela peut aller très loin. La Bible nous aide à le comprendre avec cette phrase attribuée à Jésus et rapportée par le livre des actes des Apôtres : "il y a plus de bonheur à donner quà recevoir" (Actes 20,35).
A travers la révélation de Jésus, Dieu ne pose pas de condition pour aimer. Pour nous cest un peu différent. Nous aimons quelquun parce quil nous plaît, quil nous est utile, quil nous rend service, pour son sourire, pour son élégance, pour telle ou telle qualité qui ne nous laisse pas indifférent. Et cela peut changer très vite. Parfois des couples se marient et divorcent à la vitesse de léclair. Dans la bonne nouvelle donnée par Jésus ce ne sont pas nos qualités qui font que Dieu nous aime. Il aime parce que cest le reflet de sa nature profonde. Voilà pourquoi selon Jésus il ne juge pas, ne condamne pas, ne rejette pas, nexclut pas. Il aime parce que cest sa façon dêtre.
Avouons que cela est pour nous difficile à comprendre. Notre faculté à aimer est liée à des conditions. Si quelquun nous trompe, malheur à lui ou à elle, si quelquun nous trahit ou montre une méchanceté qui nous blesse, gare aux représailles. Le Dieu de Jésus semble bien différent de nous. Il pardonne de bon coeur, il croit toujours, il espère toujours. Cest un Dieu qui étonne; il agit et pense différemment du commun des mortels : sur la croix il pardonne à ses bourreaux, nexprime jamais de haine, fait rentrer en premier dans le paradis un voleur crucifié. Il est toujours là où on ne lattend pas. Son ouverture desprit est surprenante. Ainsi à ceux qui se croient purs et justes il déclare : "les publicains et les prostituées vous précèdent dans le royaume de Dieu." Difficile de susciter plus dinterrogations !
Mais il en existe dautres. En parcourant les Evangiles on peut lire cette phrase dans le texte de Jean : "Dieu a tant aimé le monde quil a donné son Fils unique" (Jean 3,16). La venue de Jésus selon lapôtre est un don, un cadeau fait à lhumanité, un acte gratuit portant la signature du Père céleste.
On peut évidemment associer à la source divine de nombreuses autres qualités, en particulier lintelligence davoir créé tout ce qui existe dans lunivers, avec les lois qui régissent la matière et qui permettent au final lapparition de la vie. Mais ce nest pas pour ses talents dingénieur que Jésus loue celui quil désigne comme étant notre père à tous, cest pour un amour généreux et désintéressé qui suscite une émotion particulière : la foi. Comment croire en quelquun que lon aime pas ? Cest impossible. Croire en Dieu cest donc laimer, et réaliser en retour quil nous aime dun amour sans aucune limite.
Elles sont évidemment nombreuses, mais remarquons que plus de 90% des hommes et des femmes qui forment lHumanité se déclarent croyants. Cest donc un sentiment beaucoup plus répandu que linverse. Certes, les caricatures de la foi ont engendré et engendrent encore des guerres et autres divisions entre les hommes. Les intégrismes, lesprit partisan de domination, lidée quil faut éliminer ceux qui ne pensent pas selon certains critères érigés en dogmes infaillibles, toutes ces dérives de lesprit sont néfastes. Il en existe dautres; elles procèdent dun sentiment de révolte qui tire son origine du côté éphémère de la vie. La maladie, la souffrance, le malheur, la mort et le mal népargnent personne, il faut composer avec. Alors comment croire en un Dieu amour si le mal existe ? Jésus apporte une réponse dans la parabole du bon grain et de livraie, il déclare que "cest un ennemi qui a fait cela." Dieu naurait donc pas que des partisans, il aurait un ennemi, un adversaire implacable et impitoyable qui cherche à couvrir le plus de terrain possible, sans doute autant dans linfiniment grand que dans linfiniment petit, mais surtout : au plus profond de nous, dans ce quon appelle le coeur ou lâme, siège de la sensibilité et de la conscience.
Voilà donc le problème, et il nest pas sans importance. Chacun y apporte les remèdes quil peut, avec plus ou moins de réussite. LEvangile nous invite à croire, pour ne pas céder au découragement et à la passivité. La résurrection du Christ avec la promesse de la vie éternelle sont un phare guidant le chrétien. Et dans locéan des difficultés de la vie présente, il faut reconnaître que cette lumière est la bienvenue.
Dans labsolu, lamour divin dépasse toutes nos idées et tous nos sentiments. Dès lors, il ne cesse dinterroger. Aimer ses ennemis, faire du bien à ceux qui nous persécutent, pardonner soixante-dix-sept fois sept fois, tendre la joue gauche après avoir été frappé sur la joue droite, voilà ce quenseignait Jésus pour être son véritable disciple. Nous en sommes tous très loin, à des années lumières parfois, et surtout cela est difficile à comprendre et à accepter. Notre définition de lamour est radicalement différente de celle prônée par les Evangiles. Le Dieu de Jésus témoigne dune patience et dune tolérance inimaginables à léchelle humaine. Apprendre à aimer, cest apprendre la patience et la tolérance.
Sur le fait de "tendre la joue gauche après avoir été frappé sur la joue droite", je me dis que Jésus était le contraire dun homme sans caractère. Ne pas répondre à un coup donné nétait pas de la faiblesse de sa part, encore moins de la lâcheté, ni bien évidemment une démission de sa personnalité. Non, je me dis quil y a autre chose à comprendre, que la non violence peut parfois désarmer lagressivité, quune attitude pacifique peut faire taire les armes. Mais je ne crois pas quil soit nécessaire de donner le bâton pour se faire battre, ce nest pas à mon sens ce que demande lEvangile. Je crois que dans lHistoire, les hommes et les femmes qui se sont battus avec courage pour repousser la barbarie ont eu raison de le faire. Certes, au jardin des oliviers, Jésus déclare à Pierre qui vient de trancher loreille au serviteur du grand-prêtre : "celui qui prend lépée périra par lépée" (Mathieu 26,52). Mais vaincre la violence par la douceur, cest un charisme qui nest pas donné à tout le monde ! Nest pas Gandhi qui veut ! Le chemin de la sainteté est une voie étroite qui attire peu, en tout cas elle suppose la rencontre avec la Grâce qui vient dEn-Haut, sinon lascèse est impossible.
Ces sentiments qui combattent dans notre for intérieur sont un peu le yin et le yang dans la quête de lamour. Attention, lorgueil nest pas forcément négatif ! Il le devient lorsquil nous aveugle, à linstar de lange déchu, déforme la réalité, nous gonfle artificiellement. Rien de plus agaçant et dénervant que celui ou celle qui se croit supérieur aux autres et le leur fait sentir, tel le pharisien de la parabole contée par Jésus. Mais il faut reconnaître quil existe une forme dorgueil positive, celle qui produit la fierté. Elle ne cherche pas à se mesurer aux autres et au contraire les respecte. Lorgueil est négatif lorsque la personne devient elle-même Dieu, le centre du monde, rapporte tout à elle. Il est positif lorsque lamour propre permet de vaincre sa timidité.
Lhumilité nous permet de ne pas écraser ni mépriser les autres, de les aimer avec leurs qualités et leurs défauts. Cest aussi voir sous un angle exact, avec un bon discernement. Cest le commencement de la sagesse, la reconnaissance de ses limites avec la volonté de les dépasser, pour ne pas tomber dans le pessimisme et le fatalisme. Le Dieu de Jésus est humble, "doux et humble de coeur" enseigne lEvangile.
Lhistoire de la Création est sans doute celle dun Dieu qui souhaite que lhomme fasse apparaître son côté positif. Lamour de Dieu, cest vouloir que lhomme montre son bon côté. Il y croit, il compte sur nous.
Monseigneur Thierry Teyssot