Qu'avez-vous vu dans le désert (Luc 7,24)?" dit Jésus parlant de Saint Jean le Baptiste. Et c'est bien la pensée qui doit surgir en nous quand nous venons de nous pencher sur la vie du Curé d'Ars. Tout chez lui est hors de mesure avec l'idée que l'on peut raisonnablement se faire d'un saint.

Le Pape Jean-Paul II a très bien parlé le jeudi-saint 1986 quand il a défini Jean-Marie-Baptiste Vianney comme un défi, un défi deux fois répété; une fois dit Jean-Paul II pour la société de son temps et une fois pour la nôtre; "Un grand défi évangélique" a dit Jean-Paul II et c'est vrai.

Comment présenter aux chrétiens de notre époque un prêtre qui déjà heurtait profondément la sienne ? Et pourtant comment ne pas en parler avec enthousiasme ?

Pour accéder à la sainteté faut-il faire de sa vie une endura cathare ? Faut-il dormir deux heures par nuit ? Faut-il ne manger qu'une pomme de terre bouillie et s'en passer les jours de jeûne ? Faut-il porter sur le corps un cilice clouté ? Faut-il se frapper au lever avec une chaîne ? Faut-il en plein hiver dans la froidure du village d'Ars refuser toute chaleur ? Faut-il remplacer la paille de sa rustique couche par un fagot de sarment ? Faut-il s'arracher les dents pour les vendre ? Le Curé d'Ars a fait tout cela, et je résume pour ne pas tomber dans un étalage irrespectueux.

En contemplant cette vie de prêtre il faut nous garder de deux choses: le fait de penser que cette route vers le Ciel est unique, et qu'il n'y en a pas d'autre; le fait de penser qu'elle est démente.

Jésus qui changea l'eau en vin à Cana, qui multiplia les pains et les poissons sur la montagne, qui fit cuire des poissons pour ses Apôtres ne les incita pas à suivre la même voie que celle de Saint Jean le Baptiste qui se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage tout au long de l'année.

- "Jean est venu ne mangeant pas et ne buvant pas, le fils de l'homme est venu mangeant et buvant" (Mathieu 11,18-19).

Quel appel spécial reçurent Jean le Baptiste et Jean-Marie-Baptiste Vianney pour adhérer à une telle ascèse ? C'est un secret, pour reprendre l'expression de Jésus, c'est un secret entre Dieu et eux.

Il y a tout de même plus à dire sur l'ascèse du curé d'Ars. D'abord qu'elle se situe sur un territoire de combat personnel. Ce grappin, ce démon intime qui tourmente le saint prêtre, combien il guette la moindre erreur. La vie du curé d'Ars, durant des années, va être troublée par cette présence jamais exorcisée, cette présence gigantesque qui secoue les murs, qui renverse les choses, que des centaines et des centaines de témoins ont pu constater et à laquelle il donne le nom de grappin.

Si nous pensons avec Origène et plusieurs autres Pères de l'Eglise que chaque être humain possède au fur et à mesure de sa progression spirituelle, un ange gardien et un démon personnel de plus en plus puissant, de plus en plus important, de plus en plus sensible dans la hiérarchie céleste, nous devons deviner que le grappin du curé d'Ars devait être une force maligne particulièrement extraordinaire.

D'un côté de la balance il nous faut mettre le grappin (le mot n'est pas du curé d'Ars, il est utilisé dans toute la Bourgogne, car les aïeules enseignent aux enfants qu'il est dangereux de prononcer le nom du diable, on lui donne donc un tas de surnoms), de l'autre côté de la balance un être gigantesque va faire pendant au grappin: c'est le Précurseur, c'est Saint Jean-Baptiste.

Il est un mot de vieux français qui n'est guère utilisé que dans la vie des saints; c'est le mot adombrer. Il signifiait d'abord couvrir d'ombre, et on le retrouve dans les vieux textes pour dire que: "l'Esprit-Saint adombra la Vierge Marie" (Luc 1,35).

Il s'agit à travers la Communion des saints d'une véritable présence intérieure, d'un être dans un autre le soutenant et le guidant. Qui peut nier que l'esprit de Jean le Baptiste fut sur le curé d'Ars, durant tout son sacerdoce, comme l'esprit d'Elie était sur Jean le Baptiste lui-même ?

Dés sa confirmation cet esprit le soutient et le guide, l'adombre, l'irradie de sa présence au point que l'enfant fait ajouter le prénom de Baptiste à son état civil.

Jeune prêtre le curé d'Ars a une apparition de Saint Jean-Baptiste dans son église d'Ars... Le saint lui parle, ouvrant un dialogue qui ne va pas finir; il lui donne l'ordre de faire bâtir une chapelle dans l'église. Et c'est de cette chapelle Saint Jean-Baptiste que vont rayonner la majeure partie des actions miraculeuses. C'est là qu'il fait installer son confessionnal.

A propos de confessionnal je voudrais apporter une précision. A l'époque tous les prêtres avaient des confessionnaux, ces confessionnaux avaient été établis sous Louis XV; ils remplaçaient les cabinets dans lesquels les prêtres écoutaient les fidèles. Et en même temps quelque chose se pervertissait. A la place de la confidence, du confiez-vous les uns aux autres de Jésus se dressait quelque chose d'extrêmement malsain que l'on appelait le tribunal de la pénitence. Au lieu de la confidence du malade spirituel au médecin des âmes c'était un juge qui écoutait les aveux d'un pécheur. La vision initiale de la confession était complètement faussée. Et je dois dire que le Curé d'Ars est peut-être le premier à s'être rendu compte de cette erreur, à avoir fait machine en arrière. Quand on prend le récit des confessions du curé d'Ars on y voit vraiment un dialogue, on le voit donner des conseils, on le voit utiliser les dons de l'Esprit-Saint, on le voit demander des nouvelles.

Je ne crains pas de dire que si l'apôtre Paul a pu dire: "ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi" (Gal. 2,20); le saint curé aurait pu dire: "ce n'est pas moi qui agis, c'est Saint Jean-Baptiste qui agit en moi".

Et cette vision de la vie du Curé d'Ars explique pour moi deux choses:

D'abord cette ascèse surhumaine et la façon dont il la supporte; il est possible qu'un saint accepte de vivre moins bien qu'un déporté de Buchenwald, mais il n'est guère possible qu'il vive vieux tout en gardant sa tête solide...

Et surtout qu'il ait cette présence de chaque seconde... Le premier miracle du Curé d'Ars c'est que n'ayant pratiquement ni dormi, ni mangé il ait quitté son église à vingt-trois heures et y revienne pour une messe matinale à une heure du matin... Puis, après diverses occupations, il s'enferme durant des heures et des heures dans son confessionnal pour écouter, conseiller, prédire, orienter des vies.

Pourquoi la tête ne vacille-t-elle pas ? Quelle énergie lui permet de continuer ainsi pendant quarante et un ans, puisque devenu Curé d'Ars en 1818, il est rappelé à Dieu en 1859 ?

Si quelque chose de la vitalité de Saint Jean-Baptiste ne prend pas le relais, l'ascèse est inexplicable.

Cela c'est la première chose, la seconde c'est la profusion des prodiges. Ils sont si nombreux que l'Eglise moderne n'ose plus en parler.

Citons le Chanoine Trochu page 24 de son troisième livre de faits miraculeux du Curé d'Ars... C'est une future religieuse qui vient le consulter:
- "Le Curé d'Ars venait de joindre les mains, il priait. Soudain Louise le vit s'élever à peu près à un pied de hauteur. Il garda cette attitude une quinzaine de minutes. Enfin, quand sorti de son extase il eut touché terre..."

Je vous fais grâce du reste de la citation. Ce que je veux illustrer c'est que des faits prodigieux s'accomplissaient à travers lui.

Alors il est difficile de ne pas voir une force angélique ou surhumaine aux côtés du saint, sorte de Jourdain spirituel où il puise sans fin.

Tel jour à l'Abbé Platz qu'il n'a jamais vu il dit:
- "Vous venez de la part de Madame Krinner, votre paroissienne, pour me demander ce que son mari est devenu dans l'autre monde."
L'Abbé Platz qui a bien été envoyé dans ce but parce que Monsieur Krinner s'est suicidé est suffoqué; il répond oui, alors le Curé d'Ars explique que le suicide a été précédé d'une période de repentir et que Dieu a pardonné. Mais, dit le Saint: "il a un long purgatoire à faire."

Ce cas n'est pas, du tout, un cas isolé... Le Curé d'Ars parle comme s'il avait un regard permanent sur les registres du Ciel...

Quel rôle joua le Curé d'Ars dans la vie religieuse de son temps ? Sans fin nous le voyons diriger des vocations, conseiller, intervenir tant auprès des puissances du Ciel qu'auprès des puissances de ce monde.
- "Allez à Saint Sulpice", dit-il à l'Abbé Boin; "il fera un bon petit frère des Ecoles", dit-il à la tante Viannay de son petit neveu; "faites-vous franciscain", conseille-t-il à Monsieur Delor.
A Primaël Joseph, il conseille les Frères des Ecoles Chrétiennes, mais au jeune Gaben il indique l'Ordre des Lazaristes, au Frère Polycarpe il prescrit l'Ordre de Saint François, à Jean-Marie Corbet il déconseille l'Ordre des Chartreux où d'ailleurs il ne restera pas.
Il conseille à celle qui va devenir la Soeur Théodora de rejoindre les Soeurs de Grand fontaine dans le Doubs; à la Soeur Regipas que l'on ne veut pas recevoir au couvent de la Charité de Lyon pour raison de santé, il ordonne de retourner faire une demande et elle est prise.

Chapitre 6
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