Que serait Jean Valjean sans Monseigneur Bienvenu ? Le chef d'oeuvre romanesque des Misérables est universellement connu. L'histoire du forçat repenti a fait le tour du monde des livres et des adaptations cinématographiques. Mais la "métanoïa" de Jean Valjean, le retournement complet de son être n'est pas le fruit du hasard. Si Monseigneur Bienvenu n'avait pas existé le personnage principal du roman de Victor Hugo aurait disparu à jamais, dans la sombre nuit de la haine.

Essayons d'entrer dans le mystère de cette personnalité idéale décrite avec toute la profondeur du génie hugolien. Monseigneur Bienvenu est d'une certaine façon la grande âme du roman des Misérables. C'est lui qui transmet la lumière à Jean Valjean : un idéal de justice et de charité qui va changer le cours de sa vie.

Un Juste

Fils d'un conseiller au parlement d'Aix en Provence, marié de bonne heure, la première partie de vie du futur évêque de Digne est réservée au monde et aux "galanteries". Puis vient la Révolution, les familles parlementaires décimées, chassées, traquées se dispersent. Charles Myriel émigre en Italie. Sa femme y meurt semble-t'il de la tuberculose. Ils n'ont point d'enfants. Lorsqu'il revient d'Italie il est prêtre : curé de Brignolles en 1804, il est déjà d'un certain âge.

Une petite affaire de sa cure l'amène à Paris où il croise par le plus grand des hasards l'empereur dans l'antichambre du bureau du cardinal Fesch: "Sire, dit M. Myriel, vous regardez un bonhomme, et moi je regarde un grand homme. Chacun de nous peut profiter. L'empereur, le soir même, demanda au cardinal le nom de ce curé, et quelque temps après M. Myriel fut tout surpris d'apprendre qu'il était nommé évêque de Digne".

Monsieur Myriel devient alors Monseigneur Bienvenu... "J'aime ce nom là, disait-il, Bienvenu corrige Monseigneur." Arrivé à Digne il quitte le palais épiscopal pour loger à l'hôpital, maison étroite et basse avec un jardin qu'il aimera cultiver: "Tenez, monsieur le directeur de l'hôpital, je vais vous dire. Il y a évidemment une erreur. Vous êtes vingt-six personnes dans cinq ou six petites chambres. Nous sommes trois ici, et nous avons place pour soixante. Il y a une erreur, je vous dis. Vous avez mon logis, et j'ai le vôtre. rendez-moi ma maison. C'est ici chez vous. Le lendemain, les vingt-six malades étaient installés dans le palais de l'évêque, et l'évêque était à l'hôpital".

En tant qu'évêque M. Myriel reçoit de l'état (régime concordataire) un traitement de quinze mille francs par an, somme importante pour l'époque permettant de mener grand train de vie. Une fois pour toutes il détermine l'emploi de cette somme de la façon suivante: un dixième pour lui, le reste pour les oeuvres de l'Eglise, les pauvres et les prisonniers. "Je paye ma dîme" disait-il ! "Quant au casuel épiscopal, rachat de bans, dispenses, baptêmes, prédications, bénédictions d'églises ou de chapelles, mariages, etc, l'évêque le percevait sur les riches avec d'autant plus d'âpreté qu'il le donnait aux pauvres" - et Hugo ajoute - "les pauvres gens du pays avaient choisi, avec une sorte d'instinct affectueux, dans les noms et prénoms de l'évêque, celui qui leur présentait un sens, et ils ne l'appelaient que Monseigneur Bienvenu"

L'évêque de Digne incarne la vie d'un juste animé par l'idéal de miséricorde et de charité de l'Evangile : "Il ne condamnait rien hâtivement, et sans tenir compte des circonstances. Il disait : voyons le chemin par où la faute a passé." - "le moins de péché possible, c'est la loi de l'homme. Pas de péché du tout est le rêve de l'ange. Tout ce qui est terrestre est soumis au péché. Le péché est une gravitation." - "il était indulgent pour les femmes et les pauvres sur qui pèse le poids de la société humaine. Il disait : les fautes des femmes, des enfants, des serviteurs, des faibles, des indigents et des ignorants sont la faute des maris, des pères, des maîtres, des forts, des riches et des savants.  Il disait encore : A ceux qui ignorent, enseignez-leur le plus de choses que vous pourrez ; la société est coupable de ne pas donner l'instruction gratis ; elle répond de la nuit qu'elle produit. Cette âme est pleine d'ombre, le péché s'y commet. Le coupable n'est pas celui qui fait le péché, mais celui qui fait l'ombre." - "Comme on voit, il avait une manière étrange et à lui de juger les choses. Je soupçonne qu'il avait pris cela dans l'Evangile."

Un Adversaire de la peine de mort

Aujourd'hui en France la peine de mort est abolie depuis 1981. Victor Hugo fut à son époque un farouche adversaire de la peine capitale. Le personnage de Monseigneur Bienvenu, hostile évidemment à la peine de mort, lui permet d'aborder le sujet avec une rare puissance d'évocation :

- "L'échafaud, en effet, quand il est là, dressé et debout, a quelque chose qui hallucine. On peut avoir une certaine indifférence sur la peine de mort, ne point se prononcer, dire oui et non, tant qu'on n'a pas vu de ses yeux une guillotine ; mais si l'on en rencontre une, la secousse est violente, il faut se décider et prendre parti pour ou contre. Les uns admirent, comme de Maistre ; les autres exècrent comme Beccaria. La guillotine est la concrétion de la loi ; elle se nomme vindicte ; elle n'est pas neutre, et ne vous permet pas de rester neutre. Qui l'aperçoit frissonne du plus mystérieux des frissons. Toutes les questions sociales dressent autour de ce couperet leur point d'interrogation. L'échafaud est vision. L'échafaud n'est pas une charpente, l'échafaud n'est pas une machine, l'échafaud n'est pas une mécanique inerte faite de bois, de fer et de cordes. Il semble que ce soit une sorte d'être qui a je ne sais quelle sombre initiative ; on dirait que cette charpente voit, que cette charpente entend, que cette mécanique comprend, que ce bois, ce fer et ces cordes veulent. Dans la rêverie affreuse où sa présence jette l'âme, l'échafaud apparaît terrible et se mêlant de ce qu'il fait. L'échafaud est le complice du bourreau ; il dévore, il mange de la chair, il boit du sang. L'échafaud est une sorte de monstre fabriqué par le juge et par le charpentier, un spectre qui semble vivre d'une espèce de vie épouvantable faite de toute la mort qu'il a donnée."

Dans le roman hugolien, Monseigneur Bienvenu assiste un condamné à mort jusqu'à l'exécution.

- "Aussi l'impression fut-elle horrible et profonde ; le lendemain de l'exécution et beaucoup de jours encore après, l'évêque parut accablé." - "je ne croyais pas que cela fut si monstrueux. C'est un tort de s'absorber dans la loi divine au point de ne plus s'apercevoir de la loi humaine. La mort n'appartient qu'à Dieu. De quel droit les hommes touchent-ils à cette chose inconnue ?"

Dans la journée précédant l'exécution, il passe tout son temps auprès du condamné :

- "Il fut père, frère, ami ; évêque pour bénir seulement. Il lui enseigna tout, en le rassurant et en le consolant. Cet homme allait mourir désespéré. La mort était pour lui comme un abîme. Debout et frémissant sur ce seuil lugubre, il reculait avec horreur. Il n'était pas assez ignorant pour être absolument indifférent. Sa condamnation, secousse profonde, avait en quelque sorte rompu ça et là autour de lui cette cloison qui nous sépare du mystère des choses et que nous appelons la vie. Il regardait sans cesse au dehors de ce monde par ces brèches fatales et ne voyait que des ténèbres. L'évêque lui fit voir une clarté."

Une Personnalité en Construction

Voici plus d'une quinzaine d'années, lors d'un entretien télévisé, un Président de la République Française qui était aussi homme de culture et de lettres déclarait à son interlocuteur : "une personnalité, ça se construit."

La lecture du premier chapitre des Misérables donne le même sentiment concernant le parcours de Mgr Bienvenu. Sans doute Victor Hugo y a mis beaucoup de lui à travers la description qu'il fait du personnage de l'évêque :

- "Monseigneur Bienvenu avait été jadis, à en croire les récits sur sa jeunesse et même sur sa virilité, un homme passionné, peut-être violent. Sa mansuétude universelle était moins un instinct de nature que le résultat d'une grande conviction filtrée dans son coeur à travers la vie et lentement tombée en lui, pensée à pensée ; car, dans un caractère comme dans un rocher, il peut y avoir des trous de gouttes d'eau. Ces creusements-là sont ineffaçables ; ces formations-là sont indestructibles."

Victor Hugo nous dit qu'il eut aussi : "son heure d'esprit de parti, son heure d'amertume, son nuage. L'ombre des passions du moment traversa ce doux et grand esprit occupé des choses éternelles." - "A cela près, il était et il fut, en toute chose, juste, vrai, équitable, intelligent, humble et digne ; bienfaisant et bienveillant, ce qui est une autre bienfaisance. C'était un prêtre, un sage, et un homme."

Ce personnage est évidemment un homme courageux :

- "Il disait assez volontiers : il y a la bravoure du prêtre comme il y a la bravoure du colonel des dragons. Seulement, ajoutait-il, la nôtre doit être tranquille."

Ce qu'il croyait

Dans les vertus de son personnage, Victor Hugo met la charité et l'amour au-dessus de la foi et du dogme. C'est un parfum d'Evangile qui relève de la sainte liberté des enfants de Dieu.

- "Que pensait-il de ce dogme-ci ou de ce mystère-là ? Ces secrets du for intérieur ne sont connus que de la tombe où les âmes entrent nues. Ce dont nous sommes certain, c'est que jamais les difficultés de foi ne se résolvaient pour lui en hypocrisie. Aucune pourriture n'est possible au diamant. Il croyait le plus qu'il pouvait. «Je crois au Père», s'écriait-il souvent. Puisant d'ailleurs dans les bonnes oeuvres cette quantité de satisfaction qui suffit à la conscience, et qui vous dit tout bas : tu es avec Dieu !"

"Ce que nous croyons devoir noter, c'est que, en dehors pour ainsi dire, et au-delà de sa foi, l'évêque avait un excès d'amour. C'est par là, «parce qu'elle a beaucoup aimé» (lorsque Jésus pardonne à la prostituée), qu'il était jugé vulnérable par les « hommes sérieux », les « personnes graves » et les « gens raisonnables » ; locutions favorites de notre triste monde où l'égoïsme reçoit le mot d'ordre de pédantisme. Qu'était-ce que cet excès d'amour ? C'était une bienveillance sereine, débordant les hommes, comme nous l'avons indiqué déjà, et, dans l'occasion s'étendant jusqu'aux choses." - "Il n'allait pas jusqu'au bramine, mais il semblait avoir médité cette parole de l'Ecclésiaste : « Sait-on où va l'âme des animaux ? » Un jour il se donna une entorse pour n'avoir pas voulu écraser une fourmi."

Le personnage de Mgr Bienvenu fait preuve d'une activité débordante, mais toujours constructive :

- "La prière, la célébration des offices religieux, l'aumône, la consolation aux affligés, la culture d'un coin de terre, la fraternité, la frugalité, l'hospitalité, le renoncement, la confiance, l'étude, le travail remplissaient chacune des journées de sa vie. Remplissaient est bien le mot." - "Le temps que lui laissaient ces mille affaires, et ses offices, et son bréviaire, il le donnait d'abord aux nécessiteux, aux malades et aux affligés ; le temps que les affligés, les malades et les nécessiteux lui laissaient, il le donnait au travail. Tantôt il bêchait son jardin, tantôt il lisait et écrivait. Il n'avait qu'un mot pour ces deux sortes de travail ; il appelait cela jardiner. L'esprit est un jardin, disait-il."

Contemplation

Victor Hugo, immense poète et humaniste national était un homme d'action doublé d'un extraordinaire contemplatif. Hors il est rare que ces deux qualités cohabitent au sein d'une même individualité. Elles participent toutes les deux du génie hugolien. Il voit ce que d'autres ne voient pas, il perçoit ce que d'autres ne peuvent entrevoir. Ce regard particulier, cette ouverture singulière du coeur et de l'âme se retrouvent dans le personnage de Monseigneur Bienvenu se reposant le soir en contemplation depuis le jardin de sa maison.

- "Il était là seul avec lui-même, recueilli, paisible, adorant, comparant la sérénité de son coeur à la sérénité de l'éther, ému dans les ténèbres par les splendeurs visibles des constellations et les splendeurs invisibles de Dieu, ouvrant son âme aux pensées qui tombent de l'inconnu. Dans ces moments-là, offrant son coeur à l'heure où les fleurs nocturnes offrent leur parfum, allumé comme une lampe au centre de la nuit étoilée, se répandant en extase au milieu du rayonnement universel de la création, il n'eût pu peut-être dire lui-même ce qui se passait dans son esprit ; il sentait quelque chose s'envoler hors de lui et quelque chose descendre en lui. Mystérieux échanges des gouffres de l'âme avec les gouffres de l'univers !"

"Il songeait à la grandeur et à la présence de Dieu ; à l'éternité future, étrange mystère ; à l'éternité passée, mystère plus étrange encore ; à tous les infinis qui s'enfonçaient sous ses yeux dans tous les sens ; et, sans chercher à comprendre l'incompréhensible, il le regardait. Il n'étudiait pas Dieu ; il s'en éblouissait. Il considérait ces magnifiques rencontres des atomes qui donnent des aspects à la matière, révèlent les forces en les constatant, créent les individualités dans l'unité, les proportions dans l'étendue, l'innombrable dans l'infini, et par la lumière produisent la beauté. Ces rencontres se nouent et se dénouent sans cesse ; de là la vie et la mort."

"Il s'asseyait sur un banc de bois adossé à une treille décrépite, et il regardait les astres à travers les silhouettes chétives et rachitiques de ses arbres fruitiers. Ce quart d'arpent, si pauvrement planté, si encombré de masures et de hangars, lui était cher et lui suffisait."

"Que fallait-il de plus à ce vieillard qui partageait le loisir de sa vie, où il y avait si peu de loisir, entre le jardinage le jour et la contemplation la nuit ? Cet enclos étroit, ayant les cieux pour plafond, n'était-ce pas assez pour pouvoir adorer Dieu tour à tour dans ses oeuvres les plus sublimes ? N'est-ce pas là tout, en effet, et que désirer au-delà ? Un petit jardin pour se promener, et l'immensité pour rêver. A ses pieds ce qu'on peut cultiver et cueillir ; sur sa tête ce qu'on peut étudier et méditer ; quelques fleurs sur la terre et toutes les étoiles dans le ciel."

Critique de l'appareil ecclésiastique

Si la plume et le verbe hugolien élèvent l'âme vers les plus hauts sommets de la contemplation, nous venons de le voir, le formidable polémiste et observateur critique de la société se révèle à travers une description croustillante de l'institution ecclésiastique :

- "Il y a presque toujours autour d'un évêque une escouade de petits abbés comme autour d'un général une volée de jeunes officiers. C'est là ce que ce charmant Saint François de Sales appelle quelque part « les prêtres blancs-becs ». Toute carrière a ses aspirants qui font cortège aux arrivés. Pas une puissance qui n'ait son entourage. Pas une fortune qui n'ait sa cour. Les chercheurs d'avenir tourbillonnent autour du présent splendide. Toute métropole a son état-major. Tout évêque un peu influent a près de lui sa patrouille de chérubins séminaristes, qui fait la ronde et maintient le bon ordre dans le palais épiscopal, et qui monte la garde autour du sourire de monseigneur. Agréer à un évêque, c'est le pied à l'étrier pour un sous-diacre. Il faut bien faire son chemin ; l'apostolat ne dédaigne pas le canonicat."

"De même qu'il y a ailleurs les gros bonnets, il y a dans l'église les grosses mitres. Ce sont les évêques bien en cour, riches, rentés, habiles, acceptés du monde, sachant prier, sans doute, mais sachant aussi solliciter, peu scrupuleux de faire antichambre en leur personne à tout un diocèse, traits d'union entre la sacristie et la diplomatie, plutôt abbés que prêtres, plutôt prélats qu'évêques. Heureux qui les approche ! Gens en crédit qu'ils sont, ils font pleuvoir autour d'eux, sur les empressés et les favorisés, et sur toute cette jeunesse qui sait plaire, les grasses paroisses, les prébendes, les archidiaconats, les aumôneries et les fonctions cathédrales, en attendant les dignités épiscopales. En avançant eux-mêmes, ils font progresser leurs satellites ; c'est tout un système solaire en marche. Leur rayonnement empourpre leur suite. Leur prospérité s'émiette sur la cantonade en bonnes petites promotions. Plus grand diocèse au patron, plus grosse cure au favori. Et puis Rome est là. Un évêque qui sait devenir archevêque, un archevêque qui sait devenir cardinal, vous emmène comme conclaviste, vous entrez dans la rote, vous avez le pallium, vous voilà auditeur, vous voilà camérier, vous voilà monsignor, et de la Grandeur à l'Eminence il n'y a qu'un pas, et entre l'Eminence et la Sainteté il n'y a que la fumée d'un scrutin. Toute calotte peut rêver la tiare. Le prêtre est de nos jours le seul homme qui puisse régulièrement devenir roi ; et quel roi ! Le roi suprême. Aussi quelle pépinière d'aspirations qu'un séminaire ! Que d'enfants de choeur rougissants, que de jeunes abbés ont sur la tête le pot au lait de Perrette ! Comme l'ambition s'intitule aisément vocation, qui sait ? De bonne foi peut-être et se trompant elle-même, béate qu'elle est !"

"Monseigneur Bienvenu, humble, pauvre, particulier, n'était pas compté parmi les grosses mitres. Cela était visible à l'absence complète de jeunes prêtres autour de lui. On a vu qu'à Paris « il n'avait pas pris ». Pas un avenir ne songeait à se greffer sur ce vieillard solitaire. Pas une ambition en herbe ne faisait la folie de verdir à son ombre. Ses chanoines et ses grands vicaires étaient de bons vieux hommes, un peu peuple comme lui, murés comme lui dans ce diocèse sans issue sur le cardinalat, et qui ressemblaient à leur évêque."

Ce qui guidait Monseigneur Bienvenu

Une fois encore, dans les vertus de son personnage, Victor Hugo met la charité et l'amour au-dessus de la foi et du dogme :

- "Ce qui éclairait cet homme, c'était le coeur. Sa sagesse était faite de la lumière qui vient de là. Point de systèmes, beaucoup d'oeuvres. Les spéculations abstruses contiennent du vertige ; rien n'indique qu'il hasardât son esprit dans les apocalypses. L'apôtre peut être hardi, mais l'évêque doit être timide."

"Il y a sur la terre des hommes - sont-ce des hommes ? - qui aperçoivent distinctement au fond des horizons du rêve les hauteurs de l'absolu, et qui ont la vision terrible de la montagne infinie. Monseigneur Bienvenu n'était point de ces hommes là, monseigneur Bienvenue n'était pas un génie. Il eût redouté ces sublimités d'où quelques' uns, très grands même, comme Swedenborg et Pascal, ont glissé dans la démence. Certes, ces puissantes rêveries ont leur utilité morale, et par ces routes ardues on s'approche de la perfection idéale. Lui, il prenait le sentier qui abrège, l'Evangile."

"Il n'essayait point de faire à sa chasuble les plis du manteau d'Elie, il ne projetait aucun rayon d'avenir sur le roulis ténébreux des évènements, il ne cherchait point à condenser en flamme la lueur des choses, il n'avait rien du prophète et rien du mage. Cette âme humble aimait, voilà tout."

"Qu'il dilatât sa prière jusqu'à une aspiration surhumaine, cela est probable ; mais on ne peut pas plus prier trop qu'aimer trop ; et, si c'était une hérésie de prier au delà des textes, sainte Thérèse et saint Jérôme seraient des hérétiques."

"Il se penchait sur ce qui gémit et sur ce qui expie. L'univers lui apparaissait comme une immense maladie ; il sentait partout de la fièvre, il auscultait partout de la souffrance, et, sans chercher à deviner l'énigme, il tâchait de panser la plaie. Le redoutable spectacle des choses créées développait en lui l'attendrissement ; il n'était occupé qu'à trouver pour lui-même et à inspirer aux autres la meilleure manière de plaindre et de soulager. Ce qui existe était pour ce bon et rare prêtre un sujet permanent de tristesse cherchant à consoler."

"Il y a des hommes qui travaillent à l'extraction de l'or ; lui, il travaillait à l'extraction de la pitié. L'universelle misère était sa mine. La douleur partout n'était qu'une occasion de bonté toujours. Aimez-vous les uns les autres ; il déclarait cela complet, ne souhaitait rien de plus, et c'était là toute sa doctrine."

En clôturant le quatorzième chapitre du premier livre de son roman, Victor Hugo ajoute :

"Monseigneur Bienvenu était simplement un homme qui constatait du dehors les questions mystérieuses sans les scruter, sans les agiter, et sans en troubler son propre esprit, et qui avait dans l'âme le grave respect de l'ombre."

Ce recul semble nécessaire à toute vie humaine. Il faut toujours mettre une certaine distance avec ce qui peut nous faire chanceler, nous déstabiliser.

Enfin, même si Monseigneur Bienvenu disparaît peu à peu dans la suite du texte des Misérables, il reste la grande âme du chef d'oeuvre de Victor Hugo, celui qui transmet la lumière.

Nous le voyons réapparaître - depuis la lumière de l'éternité - à travers l'agonie de Jean Valjean, à la fin du livre :

- "Voulez-vous un prêtre ? J'en ai un, répondit Jean Valjean. Et du doigt, il sembla désigner un point au-dessus de sa tête où l'on eut dit qu'il voyait quelqu'un. Il est probable que l'évêque en effet assistait à cette agonie."

Difficile de terminer cette étude sans vous inviter, amis lecteurs, à lire ou à relire ce chef d'oeuvre de la littérature française... Les nombreux films tirés du roman des Misérables sont connus de tous, mais - quel que soit le talent de leurs interprètes - aucun n'est à même de rendre la puissance qui émane du texte originel. Le souffle de l'Esprit rayonne sur l'oeuvre de Victor Hugo.

"Plus qu'un grand livre Les Misérables sont un de ces objets spirituels puissants et lumineux qui finissent par se détacher du texte pour rayonner dans l'esprit et le coeur" (entête de la préface de Guy Rosa - édition du livre de poche).

En hommage à Victor Hugo


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