Toutefois, cette nourriture spirituelle ne suffit pas à sa nature immortelle. C'est un être qui participe à l'essence, à la nature, à la vie même de DIEU, par ses origines et ses fins dernières. Saint Augustin disait que "DIEU est la vie de notre âme, comme notre âme est la vie de notre chair" (serm. 13 cap). Et puis le divin ne se nourrit que de DIEU, il faut à l'homme un aliment divin. Cet aliment n'est autre que l'Eucharistie.

Et comme nous comprenons maintenant la parole du divin Maître qui scandalisait certains auditeurs et qui pour nous chrétiens est une certitude: "si vous ne mangez la chair du Fils de l'Homme et si vous ne buvez son sang, vous n'aurez pas la vie en vous." Il reste donc acquis que l'Eucharistie est une nourriture indispensable à la vie du chrétien et qu'elle est toute spirituelle.

Et comme notre faiblesse multiplie nos égarements et nos chutes, la vie divine subit en nous des déperditions constantes. Aussi avons-nous besoin de miséricordieuses restaurations. C'est là le bienfait des communions fréquentes. Citons encore le grand Saint Augustin: "pain quotidien, il est le remède de notre quotidienne infirmité."

Assurément ces réflexions vous paraissent très judicieuses et d'une irréprochable logique. Ce qui trouble votre intelligence c'est l'aspect mystérieux de ce sacrement dont vous comprenez instinctivement l'ineffable splendeur. Puisque l'Eucharistie est un mystère, et que par définition un mystère est inaccessible à la raison humaine, nous n'avons aucune peine à affirmer l'incompréhensibilité actuelle du dogme de la Présence Réelle.

Notre raison si orgueilleuse et si téméraire comprend bien malgré tout, qu'elle n'embrasse pas le domaine tout entier de la connaissance. On a établi que la science compte plus d'une centaine de branches; or le plus grand savant qui consume son existence dans l'étude ne peut en assimiler très imparfaitement plus de deux ou trois; il meurt donc comme l'a dit un ironiste, avec "cents brevets d'ignorance". Quel sujet d'humilité, et combien digne de pitié le jugement de ceux qui déclarent ne pas croire parce qu'ils ne comprennent pas ! Si l'on avait parlé il y a un siècle, devant un lettré moyen, des rayons X, de la télégraphie sans fil et du phonographe, il eût pu traiter d'insensé celui qui aurait envisagé ces merveilles aujourd'hui banales.

Et si nous ne comprenons rien aujourd'hui au phénomène de la transélémentation eucharistique, qui nous dit que nos descendants n'auront pas là-dessus des lumières qui nous manquent ? Le champ du progrès est illimité et nous ne saurions lui imposer des bornes: suivant le langage des mathématiciens il va de zéro à l'infini.

Si les insuffisantes ressources de la raison humaine ne peuvent présentement percer l'obscurité du mystère eucharistique, l'Eglise permet aux diverses philosophies d'exprimer le dogme suivant leurs vues particulières. Elle déclare, quant à elle, ne s'inféoder à aucun système philosophique spécial, sous la réserve de la croyance qu'elle impose à ses fidèles, à savoir que le sacrement de l'eucharistie réside en un changement de substance, les apparences sous lesquelles le sacrement frappe les sens demeurant invariables.

Ce qui paraît le plus contrarier notre raison défaillante, c'est précisément la persistance des apparences extérieures après la transmutation de la substance qui leur servait de support. Or avons-nous une notion exacte de ce qu'est à proprement parler, la substance ?

Après Aristote et Platon, après le grand Thomas d'Aquin, on l'explique encore de nos jours en disant que la substance est ce qui reste dans un être quand on fait abstraction des phénomènes par lesquels il se manifeste; c'est l'être opposé aux phénomènes sensibles, ce qui subsiste, autrement dit, indépendamment des accidents: couleur, saveur, résistance, densité et tous les autres attributs de la matière.

On voit d'après cela, que la notion de substance est extrêmement difficile a percevoir, tout ce qu'on peut dire, c'est qu'elle est en soi ni grande, ni petite; elle n'a aucune dimension, elle n'a ni surface, ni volume. Comme l'explique Saint Thomas, la substance est tout entière dans une bulle d'air aussi bien que dans l'immense atmosphère; la substance de l'eau, en tant que substance, est dans une goutte de pluie aussi bien que dans le vaste océan; la substance du blé, en tant que substance, est tout entière dans un seul grain aussi bien que dans les greniers du monde.

Rien d'étonnant alors que le corps du Christ, étant dans le sacrement à l'état de substance, soit de même tout entier sous les menues espèces, sous chaque particule visible des espèces, sous la multiplicité des espèces.

On peut dire qu'il se comporte dans l'Eucharistie de la même manière que l'esprit qui habite notre corps: l'âme y est non pas divisée, mais tout entière; c'est elle qui par l'organe des sens matériels voit, entend, marche; c'est dans son attribut propre de n'être pas mesurée, localisée, d'être intégralement dans un corps bien constitué.

De même la théologie catholique nous enseigne que le corps du Christ est tout entier dans l'hostie, et tout entier dans chacun de ses fragments, si petit soit-il. Ce corps sacramentel n'étant plus assujetti aux conditions physiques de la matière, échappe aux lois de localisation et d'étendue mesurable: il est impondérable et affranchi, par conséquent, de tout accident limitatif.

Et c'est pourquoi la Présence Réelle est indéfiniment multipliée dans le temps et l'espace.

Et permettez-moi à l'exemple des théologiens qui s'évertuent à atténuer l'inquiétude des âmes timides en leur proposant des analogies appropriées, de vous présenter celles qui peuvent avoir une portée bienfaisante sur une catégorie de nos fidèles. N'oublions pas que l'analogie n'est qu'une induction incomplète. Cependant elle peut nous aider à une compréhension satisfaisante quoique nécessairement imparfaite des énigmes de la science religieuse comme de la science profane.

De même donc que chaque individu d'une foule reçoit la lumière et la chaleur du soleil comme s'il était seul, de même chaque communiant consommant une parcelle d'hostie reçoit intégralement le Christ, quel que soit le nombre des participants à l'hostie unique, car dans chacune des parties perceptibles du pain consacré se trouve conservée et maintenue en sa plénitude l'essence du Christ lui-même.

Pour une raison identique, le Christ est présent tout entier dans les hosties consacrées en une multitude d'endroits à la fois. Une autre analogie fournie par Saint Thomas est tirée des effets de la parole humaine qui, tout unique qu'elle est sur les lèvres de l'orateur, va se reproduire identique à elle-même dans les oreilles de tous les auditeurs. Et ce nombre d'auditeurs peut être aujourd'hui grâce à la radiodiffusion porté à des milliers d'êtres répartis sur toute la surface du globe.

Si l'on veut une analogie plus frappante encore car l'écriture n'est pas fugitive comme la voix humaine, c'est la parole écrite diffusée par le livre, que celui-ci reste ouvert ou fermé, qu'il soit lu ou oublié dans une bibliothèque. Ce livre localise toutes les idées, tous les sentiments de l'écrivain; sa pensée rendue permanente, atteint un nombre indéfini de lecteurs disséminés sur les points les plus divers et à des intervalles de temps parfois très éloignés.

La raison peut bien s'ingénier à atténuer ses anxiétés, l'Eucharistie reste un mystère. Mais saurait-on refuser à la puissance de DIEU la faculté de remplacer la substance du pain ou celle du vin par une autre substance, si telle est sa volonté ? N'est-il pas le Maître de lui-même et de tout ? Ne peut-il pas étendre ou concentrer son Etre à son gré ? N'est-il pas l'auteur de toute substance ? N'est-il pas le dispensateur souverain de toutes choses ? Sa puissance n'est-elle pas infinie ? Ne nous obstinons pas à vouloir tout comprendre ni prétendre contrôler le prodige eucharistique avec les lois de la nature que nous croyons connaître et qu'en réalité nous connaissons très imparfaitement. "Nous évoluons non seulement dans l'inconnu et l'inconnaissable", enseignait Ch. Richet de l'Institut, "mais dans l'incompris et l'incompréhensible". Tel est notre lot misérable.

Ayons donc l'humilité d'admettre que la Sagesse Infinie mérite notre créance; que la Souveraine Intelligence peut soumettre à l'épreuve de notre Foi d'irradiantes réalités qui sont pour notre faiblesse des ombres incompréhensibles. Ne nous fions pas à nos pauvres conceptions pour l'appréciation exacte du possible et de l'impossible. Le merveilleux sacrement de l'Eucharistie est appelé le mystère de la Foi (mysterium fidei).

Après tant de mystères que nous enregistrons d'un coeur léger, est-il donc si pénible aux chrétiens d'accueillir ce mystère qui plonge tant de saintes âmes dans le ravissement et dont nous-mêmes, pécheurs impénitents, sentons aux jours de ferveur et de recueillement, l'indicible douceur.

Et ce sera notre présent mandement lu au prône de nos paroisses et communautés chrétiennes le dimanche qui en suivra la réception. Donné à Gazinet, sous notre seing et le sceau de nos armes, le jour de la Purification, le 2 février 1946, 35 ème année de notre épiscopat.

S.B. Monseigneur GIRAUD - Patriarche de l'Eglise Gallicane


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