Dans lhistoire de lEglise, les tenants de la grâce ou ceux du mérite se sont affrontés bien des fois pour défendre leurs points de vue respectifs. Saint Augustin et Pélage par exemple, ou encore Luther qui, au moment de la Réforme, posait sa fameuse question : lhomme est-il justifié devant Dieu par la foi ou par les uvres ?
Ces interrogations ont engendré des joutes verbales animées, des débats didées enflammés. Aujourdhui encore, la question demeure dactualité : Dans cette vie présente, ou pour le croyant, dans la vie éternelle à venir, lhomme sen sort-t-il grâce à ses mérites personnels ou par la grâce qui vient dEn-Haut ?
Dans lordre naturel des choses, il y a peu de place pour la grâce. La nature ne fait pas de détail, la loi du plus fort lemporte sur le plus faible et Monsieur de la Fontaine rappelle avec beaucoup de bon sens que le loup mange lagneau. Parier sur la chance ou la Providence pour sen sortir, cest prendre un énorme risque.
La compétitivité naturelle laisse peu de place à la bonté. Restons avec de Jean de la Fontaine où la cigale réalise que ses chances de survivre à lhiver sont bien minces. Lorsquelle le comprend, il est déjà trop tard pour elle. Pas pour la fourmi qui a travaillé dur en prévision de lhiver. Ses chances de passer la mauvaise saison sont bien meilleures. Elle a fait des provisions, prévu des réserves. Cest la victoire au mérite, elle va récolter les fruits de son travail.
Dans la société des hommes, ce nest guère différent. LHistoire est là pour nous rappeler que « les grands font sentir leur pouvoir », comme lenseigne lEvangile. Certains pays, inspirés par les valeurs chrétiennes tentent de défendre et protéger les « droits de lhomme ». La France affiche comme devise « liberté, égalité, fraternité ». Mais deux cents ans et plus après notre Révolution, tout cela reste quand même assez théorique. « Selon que vous serez puissant ou misérable », dit encore Jean de la Fontaine, « les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ». Passons sur les régimes totalitaires ou lêtre humain doit raser les murs et tente péniblement de survivre.
La mondialisation de léconomie fait de lêtre humain une « marchandise comme une autre » et la crise économique actuelle dans laquelle sont empêtrés de nombreux pays jette des millions de personnes à la rue, livrées à la précarité et à un avenir misérable.
La venue de Jésus il y a plus de deux mille ans a représenté une espérance. Au temps du Christ, en Gaule, en Palestine ou dans les pays bordant la mer Méditerranée lEmpire romain fait sentir sa puissance. Concrètement, la moitié de la population composant lEmpire est soumise à lesclavage, les autres sont des hommes libres. Et dans le système romain, un esclave nest pas une personne, il est dénué de droit. Son maître jouit du pouvoir de vie et de mort sur lui.
Le message et la vie de Jésus ont donné une lueur despoir à tous ces être humains à la vie misérable. Ils se sont reconnus dans ce Dieu crucifié comme un esclave, un Dieu qui ne recherchait ni les titres ni les honneurs, se faisant le serviteur de tous et déclarant que « les derniers seraient les premiers », dans la vie éternelle à venir.
Tous ont compris cette présence, cette venue du Fils de Dieu comme un cadeau, une grâce. Ni demandée, ni « méritée » par les hommes, cest le libre choix dun Dieu qui « a tant aimé le monde quIl a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en Lui ne périsse pas, mais quil ait la vie éternelle » (Jean 3,16)
Aimer est au centre de lEvangile et le christianisme représente fondamentalement un courant damour vivant.
Avant le Christ, la Bible ne laisse pas beaucoup de place à la compassion, à la bonté. Le Dieu de lAncien Testament ne fait pas de cadeau. Cest « il pour il, dent pour dent, main pour main, pied pour pied ». Ce Dieu semble à laffût de la moindre faute commise par lhomme et la lui fait payer très cher.
Même ses prophètes sont des hommes terribles. Dans le livre des Rois par exemple, Elie égorge devant le peuple rassemblé les quatre cent-cinquante prophètes du Dieu Baal. Il ny a pas de droit à lerreur, il ne faut pas se tromper de Dieu !
Puis vient le temps du Christ, de son message, de son témoignage. Et là tout change, radicalement. Les notions de pardon, de grâce et même damour des ennemis apparaissent avec la venue du Fils de Dieu. Il en va de même pour la compassion, la bonté, lindulgence, louverture desprit, la tolérance. Le Dieu de Jésus « fait lever son soleil sur les bons et les méchants, pleuvoir sur les justes et les injustes » (Mathieu 5,45)
Il prend du recul, il attend, il espère, il compte sur nous. Il fait le pari de lhomme ! Dans ce libre arbitre qui nous est donné, cest à nous de choisir : le bien ou le mal, détruire ou construire, le respect ou labsence de scrupules, sasseoir ou ne pas sasseoir sur sa conscience.
Certes il ne va pas jusquà donner le bâton pour se faire battre puisque en même temps, et paradoxalement, il nous invite à être « prudents comme les serpents et simples comme les colombes », ou encore « à ne pas jeter aux chiens ce qui est précieux, sacré ».
Parfois ses paroles peuvent être déconcertantes : « Si lon te frappe sur la joue droite tends la joue gauche » déclare Jésus. Dans la vie faut-il se laisser faire et tout accepter ? Le bon sens nous dit que non. Le problème des textes religieux cest toujours leur interprétation. Ne pas tomber dans « la lettre qui tue » et mène aux intégrismes et aux fondamentalismes de tous bords. Chercher « lesprit qui fait vivre » et utiliser lintelligence que Dieu nous a donné. Quand tendre lautre joue ? Lorsquon a le sentiment quune attitude pacifique et non violente peut désarmer et calmer lagressivité. Dans la vie, la violence ne peut pas tout régler, ou alors cest le règne de la barbarie. Il faut du courage pour suivre Jésus sur ce chemin, car ce quil préconise nest ni la lâcheté ni la démission de sa personnalité. Jésus était un homme de caractère qui ne se laissait pas faire, donc il y a autre chose à comprendre.
Il est inhérent à lEvangile, même si ce nest pas toujours facile à comprendre. Lincarnation du Fils de Dieu est déjà une grâce, rien ne nobligeait à venir. Cest un acte damour, gratuit et libre, cest un don. Voila une définition de la grâce : un don librement et généreusement consenti.
Le mérite suppose la récompense, la grâce nappelle rien en retour.
Le Dieu de Jésus ne juge ni ne condamne, il sauve. Prenons ces deux exemples pour le comprendre :
- « Lun des malfaiteurs suspendus à la croix linjuriait : Nes-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même, et nous aussi. Mais lautre, le reprenant, déclara : Tu nas même pas la crainte de Dieu, alors que tu subis la même peine ! Pour nous, cest justice, nous payons nos actes ; mais lui na rien fait de mal. Et il disait : « Jésus, souviens-toi de moi, lorsque tu viendras avec ton royaume. Et il lui dit : En vérité, je te le dis, aujourdhui tu seras avec moi dans le Paradis. » (Luc 23,39-43).
- « Jésus dit en parabole : Un homme avait deux fils. Le plus jeune dit à son père : Père, donne-moi la part de fortune qui me revient. Et le père leur partagea son bien. Peu de jours après, rassemblant tout son avoir, le plus jeune fils partit pour un pays lointain et y dissipa son bien en vivant dans linconduite. Quand il eut tout dépensé, une famine sévère survint en cette contrée et il commença à sentir la privation. Il alla se mettre au service dun des habitants de cette contrée, qui lenvoya dans ses champs garder les cochons. Il aurait bien voulu se remplir le ventre des caroubes que mangeaient les cochons, mais personne ne lui en donnait. Rentrant alors en lui-même, il se dit : Combien de mercenaires de mon père ont du pain en surabondance, et moi je suis ici à périr de faim ! Je veux partir, aller vers mon père et lui dire : Père jai péché contre le Ciel et envers toi ; je ne mérite plus dêtre appelé ton fils, traite-moi comme lun de tes mercenaires. Il partit donc et sen alla vers son père. Tandis quil était encore loin, son père laperçut et fut pris de pitié ; il courut se jeter à son cou et lembrassa tendrement. Le fils alors lui dit : Père, jai péché contre le Ciel et envers toi, je ne mérite plus dêtre appelé ton fils. Mais le père dit à ses serviteurs : Vite, apportez la plus belle robe et len revêtez, mettez-lui un anneau au doigt et des chaussures aux pieds. Amenez le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons, car mon fils que voilà était mort et il est revenu à la vie ; il était perdu et il est retrouvé ! Et ils se mirent à festoyer. Son fils aîné était aux champs. Quand, à son retour, il fut près de la maison, il entendit de la musique et des danses. Appelant un des serviteurs, il senquérait de ce que cela pouvait bien être. Celui-ci lui dit : Cest ton frère qui est arrivé, et ton père a tué le veau gras, parce quil la recouvré en bonne santé. Il se mit alors en colère, et il refusait dentrer. Son père sortit len prier. Mais il répondit à son père : Voilà tant dannées que je te sers, sans avoir jamais transgressé un seul de tes ordres, et jamais tu ne mas donné un chevreau, à moi, pour festoyer avec mes amis ; et puis ton fils que voici revient-il, après avoir dévoré ton bien avec des prostituées, tu fais tuer pour lui le veau gras ! Mais le père lui dit : Toi, mon enfant, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi. Mais il fallait bien festoyer et se réjouir, puisque ton frère que voilà était mort et il est revenu à la vie ; il était perdu et il est retrouvé ! » (Luc 15,11.32)
Dans ces deux histoires, le sauvetage nest pas dû au mérite. Le larron en croix reste un malfaiteur, un condamné qui fait une « heureuse rencontre », ému par un innocent supplicié comme lui et à qui il fait confiance, avant de mourir. Lenfant prodigue est sauvé par lamour de son père, un amour immense qui navait pas oublié son enfant.
Dans ces deux histoires, cest lamour qui sauve. Il ouvrira les portes du paradis pour lun et celles du retour à la maison pour lautre. Le mérite ny existe pas ! Cest le salut par la grâce.
Linfluence de la grâce ne veut pas dire que le mérite est sans valeur aux yeux de lEvangile. Dans le texte de Saint Mathieu consacré au jugement final de lhumanité, on a le sentiment dassister à une sorte dexamen de passage. Lentrée dans la vie éternelle y est conditionnée par le témoignage que nous laissons dans cette vie terrestre. Nos actes nous suivent. La parabole du bon grain et de livraie dit sensiblement la même chose, avec la séparation du bien et du mal au moment du jugement dernier. Et dans « la vie du siècle à venir », pour reprendre la dernière phrase du Credo, nous devons comprendre que lEternel ne peut pas « laisser les clefs de sa nouvelle maison », dun paradis annoncé dailleurs dans toutes les religions, à des vilains qui pilleraient et saccageraient de nouveau, sans respect, et sans aucune limite.
Grâce ou mérite, la question est toujours posée. Et les deux ont leur importance. Dans lhistoire de lEglise on a voulu trop souvent les opposer, doù les polémiques dans les siècles passés. Sans doute y-a-t-il de la place pour lun et lautre dans notre vie ? Si nous étions jaugés par le ciel sur nos seuls « mérites », nous serions trouvés bien légers. Lors de la pesée des âmes, aux balances du ciel de larchange Michel, la grâce est nécessaire pour faire la différence. Le mérite ne peut se suffire à lui seul. Ce serait péché dorgueil.
Monseigneur Thierry Teyssot