Le « bon » larron méritait t-il d’être sauvé par Jésus ou l’enfant prodigue méritait-il d’être accueilli par son père  ? Dans ces deux histoires, l’Evangile de Luc ne pose pas la question en ces termes, il constate le salut offert par le Christ  : la grâce divine saisit l’homme, parce qu’elle le veut bien.

Dans l’histoire de l’Eglise, les tenants de la grâce ou ceux du mérite se sont affrontés bien des fois pour défendre leurs points de vue respectifs. Saint Augustin et Pélage par exemple, ou encore Luther qui, au moment de la Réforme, posait sa fameuse question  : l’homme est-il justifié devant Dieu par la foi ou par les œuvres  ?

Ces interrogations ont engendré des joutes verbales animées, des débats d’idées enflammés. Aujourd’hui encore, la question demeure d’actualité  : Dans cette vie présente, ou pour le croyant, dans la vie éternelle à venir, l’homme s’en sort-t-il grâce à ses mérites personnels ou par la grâce qui vient d’En-Haut  ?

La Loi Naturelle

Dans l’ordre naturel des choses, il y a peu de place pour la grâce. La nature ne fait pas de détail, la loi du plus fort l’emporte sur le plus faible et Monsieur de la Fontaine rappelle avec beaucoup de bon sens que le loup mange l’agneau. Parier sur la chance ou la Providence pour s’en sortir, c’est prendre un énorme risque.

La compétitivité naturelle laisse peu de place à la bonté. Restons avec de Jean de la Fontaine où la cigale réalise que ses chances de survivre à l’hiver sont bien minces. Lorsqu’elle le comprend, il est déjà trop tard pour elle. Pas pour la fourmi qui a travaillé dur en prévision de l’hiver. Ses chances de passer la mauvaise saison sont bien meilleures. Elle a fait des provisions, prévu des réserves. C’est la victoire au mérite, elle va récolter les fruits de son travail.

Dans la société des hommes, ce n’est guère différent. L’Histoire est là pour nous rappeler que « les grands font sentir leur pouvoir », comme l’enseigne l’Evangile. Certains pays, inspirés par les valeurs chrétiennes tentent de défendre et protéger les « droits de l’homme ». La France affiche comme devise « liberté, égalité, fraternité ». Mais deux cents ans et plus après notre Révolution, tout cela reste quand même assez théorique. « Selon que vous serez puissant ou misérable », dit encore Jean de la Fontaine, « les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ». Passons sur les régimes totalitaires ou l’être humain doit raser les murs et tente péniblement de survivre.

La mondialisation de l’économie fait de l’être humain une « marchandise comme une autre » et la crise économique actuelle dans laquelle sont empêtrés de nombreux pays jette des millions de personnes à la rue, livrées à la précarité et à un avenir misérable.

La Lumière du Christ

La venue de Jésus il y a plus de deux mille ans a représenté une espérance. Au temps du Christ, en Gaule, en Palestine ou dans les pays bordant la mer Méditerranée l’Empire romain fait sentir sa puissance. Concrètement, la moitié de la population composant l’Empire est soumise à l’esclavage, les autres sont des hommes libres. Et dans le système romain, un esclave n’est pas une personne, il est dénué de droit. Son maître jouit du pouvoir de vie et de mort sur lui.

Le message et la vie de Jésus ont donné une lueur d’espoir à tous ces être humains à la vie misérable. Ils se sont reconnus dans ce Dieu crucifié comme un esclave, un Dieu qui ne recherchait ni les titres ni les honneurs, se faisant le serviteur de tous et déclarant que « les derniers seraient les premiers », dans la vie éternelle à venir.

Tous ont compris cette présence, cette venue du Fils de Dieu comme un cadeau, une grâce. Ni demandée, ni « méritée » par les hommes, c’est le libre choix d’un Dieu qui « a tant aimé le monde qu’Il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en Lui ne périsse pas, mais qu’il ait la vie éternelle » (Jean 3,16)

Aimer est au centre de l’Evangile et le christianisme représente fondamentalement un courant d’amour vivant.

L’Ancienne Loi

Avant le Christ, la Bible ne laisse pas beaucoup de place à la compassion, à la bonté. Le Dieu de l’Ancien Testament ne fait pas de cadeau. C’est « œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied ». Ce Dieu semble à l’affût de la moindre faute commise par l’homme et la lui fait payer très cher.

Même ses prophètes sont des hommes terribles. Dans le livre des Rois par exemple, Elie égorge devant le peuple rassemblé les quatre cent-cinquante prophètes du Dieu Baal. Il n’y a pas de droit à l’erreur, il ne faut pas se tromper de Dieu  !

Un Esprit Nouveau

Puis vient le temps du Christ, de son message, de son témoignage. Et là tout change, radicalement. Les notions de pardon, de grâce et même d’amour des ennemis apparaissent avec la venue du Fils de Dieu. Il en va de même pour la compassion, la bonté, l’indulgence, l’ouverture d’esprit, la tolérance. Le Dieu de Jésus « fait lever son soleil sur les bons et les méchants, pleuvoir sur les justes et les injustes » (Mathieu 5,45)

Il prend du recul, il attend, il espère, il compte sur nous. Il fait le pari de l’homme  ! Dans ce libre arbitre qui nous est donné, c’est à nous de choisir  : le bien ou le mal, détruire ou construire, le respect ou l’absence de scrupules, s’asseoir ou ne pas s’asseoir sur sa conscience.

Certes il ne va pas jusqu’à donner le bâton pour se faire battre puisque en même temps, et paradoxalement, il nous invite à être « prudents comme les serpents et simples comme les colombes », ou encore « à ne pas jeter aux chiens ce qui est précieux, sacré ».

Parfois ses paroles peuvent être déconcertantes  : « Si l’on te frappe sur la joue droite tends la joue gauche » déclare Jésus. Dans la vie faut-il se laisser faire et tout accepter ? Le bon sens nous dit que non. Le problème des textes religieux c’est toujours leur interprétation. Ne pas tomber dans « la lettre qui tue » et mène aux intégrismes et aux fondamentalismes de tous bords. Chercher « l’esprit qui fait vivre » et utiliser l’intelligence que Dieu nous a donné. Quand tendre l’autre joue  ? Lorsqu’on a le sentiment qu’une attitude pacifique et non violente peut désarmer et calmer l’agressivité. Dans la vie, la violence ne peut pas tout régler, ou alors c’est le règne de la barbarie. Il faut du courage pour suivre Jésus sur ce chemin, car ce qu’il préconise n’est ni la lâcheté ni la démission de sa personnalité. Jésus était un homme de caractère qui ne se laissait pas faire, donc il y a autre chose à comprendre.

Le Poids de la Grâce

Il est inhérent à l’Evangile, même si ce n’est pas toujours facile à comprendre. L’incarnation du Fils de Dieu est déjà une grâce, rien ne n’obligeait à venir. C’est un acte d’amour, gratuit et libre, c’est un don. Voila une définition de la grâce : un don librement et généreusement consenti.

Le mérite suppose la récompense, la grâce n’appelle rien en retour.

Le Dieu de Jésus ne juge ni ne condamne, il sauve. Prenons ces deux exemples pour le comprendre  :

- « L’un des malfaiteurs suspendus à la croix l’injuriait : N’es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même, et nous aussi. Mais l’autre, le reprenant, déclara : Tu n’as même pas la crainte de Dieu, alors que tu subis la même peine ! Pour nous, c’est justice, nous payons nos actes ; mais lui n’a rien fait de mal. Et il disait : « Jésus, souviens-toi de moi, lorsque tu viendras avec ton royaume. Et il lui dit : En vérité, je te le dis, aujourd’hui tu seras avec moi dans le Paradis. » (Luc 23,39-43).

- « Jésus dit en parabole : Un homme avait deux fils. Le plus jeune dit à son père : Père, donne-moi la part de fortune qui me revient. Et le père leur partagea son bien. Peu de jours après, rassemblant tout son avoir, le plus jeune fils partit pour un pays lointain et y dissipa son bien en vivant dans l’inconduite. Quand il eut tout dépensé, une famine sévère survint en cette contrée et il commença à sentir la privation. Il alla se mettre au service d’un des habitants de cette contrée, qui l’envoya dans ses champs garder les cochons. Il aurait bien voulu se remplir le ventre des caroubes que mangeaient les cochons, mais personne ne lui en donnait. Rentrant alors en lui-même, il se dit : Combien de mercenaires de mon père ont du pain en surabondance, et moi je suis ici à périr de faim ! Je veux partir, aller vers mon père et lui dire : Père j’ai péché contre le Ciel et envers toi ; je ne mérite plus d’être appelé ton fils, traite-moi comme l’un de tes mercenaires. Il partit donc et s’en alla vers son père. Tandis qu’il était encore loin, son père l’aperçut et fut pris de pitié ; il courut se jeter à son cou et l’embrassa tendrement. Le fils alors lui dit : Père, j’ai péché contre le Ciel et envers toi, je ne mérite plus d’être appelé ton fils. Mais le père dit à ses serviteurs : Vite, apportez la plus belle robe et l’en revêtez, mettez-lui un anneau au doigt et des chaussures aux pieds. Amenez le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons, car mon fils que voilà était mort et il est revenu à la vie ; il était perdu et il est retrouvé ! Et ils se mirent à festoyer. Son fils aîné était aux champs. Quand, à son retour, il fut près de la maison, il entendit de la musique et des danses. Appelant un des serviteurs, il s’enquérait de ce que cela pouvait bien être. Celui-ci lui dit : C’est ton frère qui est arrivé, et ton père a tué le veau gras, parce qu’il l’a recouvré en bonne santé. Il se mit alors en colère, et il refusait d’entrer. Son père sortit l’en prier. Mais il répondit à son père : Voilà tant d’années que je te sers, sans avoir jamais transgressé un seul de tes ordres, et jamais tu ne m’as donné un chevreau, à moi, pour festoyer avec mes amis ; et puis ton fils que voici revient-il, après avoir dévoré ton bien avec des prostituées, tu fais tuer pour lui le veau gras ! Mais le père lui dit : Toi, mon enfant, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi. Mais il fallait bien festoyer et se réjouir, puisque ton frère que voilà était mort et il est revenu à la vie ; il était perdu et il est retrouvé ! » (Luc 15,11.32)

Dans ces deux histoires, le sauvetage n’est pas dû au mérite. Le larron en croix reste un malfaiteur, un condamné qui fait une « heureuse rencontre », ému par un innocent supplicié comme lui et à qui il fait confiance, avant de mourir. L’enfant prodigue est sauvé par l’amour de son père, un amour immense qui n’avait pas oublié son enfant.

Dans ces deux histoires, c’est l’amour qui sauve. Il ouvrira les portes du paradis pour l’un et celles du retour à la maison pour l’autre. Le mérite n’y existe pas ! C’est le salut par la grâce.

Et le Mérite Alors ?

L’influence de la grâce ne veut pas dire que le mérite est sans valeur aux yeux de l’Evangile. Dans le texte de Saint Mathieu consacré au jugement final de l’humanité, on a le sentiment d’assister à une sorte d’examen de passage. L’entrée dans la vie éternelle y est conditionnée par le témoignage que nous laissons dans cette vie terrestre. Nos actes nous suivent. La parabole du bon grain et de l’ivraie dit sensiblement la même chose, avec la séparation du bien et du mal au moment du jugement dernier. Et dans « la vie du siècle à venir », pour reprendre la dernière phrase du Credo, nous devons comprendre que l’Eternel ne peut pas « laisser les clefs de sa nouvelle maison », d’un paradis annoncé d’ailleurs dans toutes les religions, à des vilains qui pilleraient et saccageraient de nouveau, sans respect, et sans aucune limite.

Grâce ou mérite, la question est toujours posée. Et les deux ont leur importance. Dans l’histoire de l’Eglise on a voulu trop souvent les opposer, d’où les polémiques dans les siècles passés. Sans doute y-a-t-il de la place pour l’un et l’autre dans notre vie  ? Si nous étions jaugés par le ciel sur nos seuls « mérites », nous serions trouvés bien légers. Lors de la pesée des âmes, aux balances du ciel de l’archange Michel, la grâce est nécessaire pour faire la différence. Le mérite ne peut se suffire à lui seul. Ce serait péché d’orgueil.

Monseigneur Thierry Teyssot


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