Durant les trois jours qui précèdent la fête de l'Ascension nos paroisses célèbrent les Rogations (du latin rogare, demander).

A Bordeaux, Caussade, Clérac et Valeille ce rituel de prières est maintenu depuis de longues années et fort apprécié des fidèles. La bénédiction du Très-Haut est appelée avec ferveur sur les éléments, l'épisode de l'Evangile où Jésus commande avec succès au vent et à la mer déchaînés n'est pas oublié (Marc 4,39). Il est demandé au Ciel le juste équilibre entre la pluie bienfaisante et la chaleur du soleil.

Les récents caprices de la météo, outre le fait qu'ils rappellent à l'être humain qu'il ne vit pas isolé du cosmos, remettent à l'ordre du jour l'antique liturgie des Rogations.

Origine

La tradition de l'Eglise attribue à Saint Mamert, évêque de Vienne en Isère au Vème siècle, la genèse des Rogations. Le concile d'Orléans en 511 est également cité, cette docte assemblée en aurait prescrit l'usage au reste de l'Eglise Gallicane.

Mais la cérémonie des Rogations pourrait bien remonter à la nuit des temps... Les religions antérieures au christianisme connaissaient déjà des pratiques de communion avec les forces de la nature, rites destinés à attirer sur une terre la faveur de divinités champêtres, cultes par ailleurs largement répandus dans toute la Gaule gallo-romaine. Des gaulois qui avaient peur que "le ciel leur tombe sur la tête" en passant par le chamanisme et autres religions naturelles, les hommes ont toujours cru et voulu se concilier les faveurs du ciel pour améliorer leur ordinaire.

L'Eglise aurait-elle pu reprendre à son compte et "christianiser" des pratiques vieilles comme le monde ? La thèse semble plausible. Là où les anciens peuples voyaient des esprits du vent, de l'eau, des torrents, des sources et de la forêt, l'Eglise reconnaît le monde angélique. Seuls les mots changent, les êtres spirituels sont les mêmes et le Christ commande à tous.

A la suite de l'Evangile de Mathieu (5,17) comprenons bien que la religion chrétienne est "accomplissante" des autres religions, c'est à dire les éclaire et les enrichit de ce qui leur manque; la découverte de l'Incarnation du Verbe, Dieu venu en chair parmi les hommes: - Jésus-Christ.

Et dans la liturgie chrétienne des Rogations les prières vont - dans la Foi - s'adresser au Christ. A Lui ensuite de mandater pour notre bien les Forces angéliques qui gouvernent et contrôlent la Création, la terre et le cosmos, les marées et les saisons, la faune et la flore.

"Quel est donc celui-ci à qui même le vent et la mer obéissent ?" (Marc 4,41)

Forces Angéliques et éléments

Dans le passage de l'Evangile évoquant la barque dans la tempête, il est écrit que Jésus "commanda au vent et à la mer" (Marc 4,39). Le Seigneur ne peut s'adresser à des phénomènes atmosphériques ou à l'élément marin qui - "n'ont pas d'oreilles" - par contre il peut s'adresser aux Forces angéliques qui gouvernent l'un et l'autre.

Prenons un autre exemple pour mieux comprendre. Les formules de bénédiction de l'eau et du sel dans la liturgie catholique traditionnelle comprennent un exorcisme: "je t'exorcise créature de l'eau (créature du sel)"; autrement dit un appel impérieux à l'ange de ces deux éléments. De même nous pouvons relever le: "salut, ô saint chrême", que prononce l'évêque au krisma qu'il vient de consacrer le jeudi saint, pendant la messe. Il ne salue pas en lui parlant une bouteille d'huile inerte, il s'adresse à la Force angélique qui l'anime, dans l'Esprit-Saint.

Dès que nous réalisons cela, nous comprenons mieux l'antique vision de l'Eglise et sa puissance à opérer en se servant de l'intervention de ceux que Dieu a préposé pour maintenir l'équilibre de la Création.

Notre époque parle trop peu des anges. Sans la notion de ce qu'ils sont il nous est bien difficile de comprendre le mécanisme de la prière de demande. "Dieu," nous dit Bossuet, "qui est un pur esprit a voulu créer de purs esprits comme Lui; qui comme Lui vivent d'intelligence et d'amour."

Là s'arrête la ressemblance entre Dieu et le monde angélique, car Dieu est parfait, et il est le seul parfait: "Et il a trouvé de la dépravation même dans ses anges" (Job 4,18).

Ces anges - faillibles comme nous - mais beaucoup plus proches de la vérité constituent un auditoire hiérarchisé à la prière. Le psalmiste nous le rappelle:

- "Ô mon Dieu, je t'adorerai devant tes saints anges, je chanterai tes merveilles en leur présence" (Psaume 138).

Les Neuf Choeurs d'Anges

Suivons la prière dans cette montée hiérarchisée, elle passe par ces échelons que les Saintes Ecritures ont mentionnés (Mathieu 18,10 - Thessaloniciens 4,16 - Ephésiens 1,21 - Colossiens 1,16, Isaie 6,2, etc).

La Préface de la messe gallicane de Gazinet évoque les neuf choeurs d'anges:

"Il est vraiment digne et juste, convenable et nécessaire de te louer, de te chanter, de te bénir, de t'adorer, de te glorifier, de te rendre grâces, Toi l'auteur de toutes les créatures visibles et invisibles, le trésor des biens éternels, la fontaine de la vie et de l'immortalité, le Seigneur et Dieu de toutes choses.
Toi que chantent les cieux et les cieux des cieux et toutes leurs puissances, le soleil et la lune et tout le cortège des étoiles, la terre, la mer et tout ce qu'elle contient.
La Jérusalem céleste, l'assemblée des Elus, l'Eglise des premiers-nés, qui sont inscrits au ciel, les esprits des Justes et des Prophètes, les âmes des Martyrs et des Apôtres. Les Anges, les Archanges, les Trônes, les Dominations, les Principautés et les Puissances, les Vertus redoutables, les Chérubins aux yeux nombreux et les Séraphins aux six ailes, dont deux voilent leur face, deux couvrent les pieds, les deux autres servent à voler.
Tous acclament, en se répondant les uns aux autres, sans jamais cesser, en louant Dieu sans fin, ils entonnent l'hymne triomphal de ta gloire merveilleuse..."

Admirons la poésie du texte, il ne manque ni de souffle ni de coeur. Soulignons également le caractère apostolique de cette préface qui appartient à la plus ancienne liturgie chrétienne connue: la liturgie de Saint Jacques. Elle mérite donc notre attention. En même temps elle nous renseigne sur le regard porté par les premières communautés chrétiennes vers le monde angélique. En ce sens elle est encore un précieux moyen d'initiation. Mgr Giraud et l'équipe de liturgistes qui ont travaillé à la restauration du rite gallican de la messe ne pouvaient mieux choisir en incluant cette préface dans la liturgie de Gazinet.

Le Cantique des Créatures

A la fois hymne au Créateur et à la Création, le texte inspiré du grand Saint François d'Assise témoigne - nous semble-t-il - et avec un talent poétique indéniable, de ce charisme bien spécial de perception des créatures angéliques derrière végétaux et éléments, voire même à l'infini du cosmos. Les noms de "frères et soeurs" donnés par le poète mystique aux éléments en sont un signe. François voit et entend ce que nous ne pouvons qu'imaginer.

Seigneur Très-Haut, Très Puissant et bon
A Toi toute gloire, toute louange, tout honneur
Et toutes bénédictions.
Toi seul, Seigneur, mérite nos louanges,
Nul homme n'est digne de te nommer.
Loué sois-Tu, mon Seigneur, pour toutes choses que tu créas.
Il faut en particulier que Te loue
Notre frère messire le soleil à la tête splendide
Qui nous donne le jour et dont Tu nous éclaires.
Il est clair et beau et rayonnant de visage.
De Toi, Seigneur, il est le signe et le symbole.
Loué sois-Tu, mon Seigneur, pour notre soeur la lune
Et les étoiles que Tu allumes là-haut
Où elles brillent, lumineuses, pures et belles.
Loué sois-Tu, mon Maître, pour notre frère le vent
Par l'air et les nuages et tout temps maussade ou beau
Où chaque créature trouve subsistance et vie.
Loué sois-Tu, mon Seigneur, pour notre soeur l'eau
Qui est si serviable, humble, fraîche et chaste de nature.
Loué sois-Tu, mon Seigneur, pour notre frère le feu
Par qui, la nuit, Tu nous donnes une clarté protectrice
Il est clair et joyeux, fort et brave à l'extrême.
Loué sois-Tu, mon Seigneur, pour notre soeur la terre maternelle
Qui nous rassasie, nous porte, nous garde et nous protège,
Nous donne en abondance fleurs et fruits, herbes et verdure.
Oh ! Louez et chantez le Seigneur en grande reconnaissance
Et Le servez toujours en très profonde humilité !

Saint François d'Assise

Que d'élans enchanteurs sous la plume inspirée du Poverello d'Assise, le parfum de son coeur s'exhale en poésie pour exprimer l'harmonie de la Création, la richesse infinie du créé. La charité chrétienne ne se limite donc pas au seul genre humain, elle est aussi louange et cri du coeur de la personne humaine devant toute l'étendue du créé, du vivant, de la vie.

La splendide liturgie des Rogations est comme un pont spirituel jeté entre l'être humain et la nature, elle exprime aussi la responsabilité de l'homme, "intendant de la Création" (Luc 16,1-2), il doit l'aimer, la chérir, prendre soin d'elle.

Le Seigneur Lui-même nous a montré l'exemple. Lors de l'épisode de la multiplication des pains Jésus fait ramasser par ses apôtres les "morceaux qui restent" (Jean 6,12). "Ne jette pas le pain", disait-on autrefois, "c'est celui du malheureux, tu serais puni." A l'inverse de la société de consommation - et pourtant capable de créer tout à partir de rien - le Christ ne veut pas que l'on jette les pains qui restent du miracle de la multiplication.

Les textes de prière que nous vous proposons page suivante peuvent être récités par chaque famille. Ils sont d'une grande richesse, mais pour en prendre la mesure il faut faire appel à la Foi. Rappelons que la prière n'a de sens que si elle est prononcée dans la ferveur du coeur.

Prières des Rogations

(Extrait du rituel de la messe - Liturgie catholique traditionnelle)

Notre secours est dans le nom du Seigneur,
Qui a fait le ciel et la terre.
Couronne, ô Seigneur, l'année de tes bénédictions et de tes bienfaits,
Et que tes champs ruissellent de fécondité,
Les regards de tous les êtres se tournent vers Toi, Seigneur,
Et Tu leur donnes leur nourriture au temps indiqué.
Seigneur exauce notre prière,
Et que notre cri parvienne jusqu'à Toi.

Ô Dieu, notre refuge et notre force, écoute l'ardente prière de Ton Eglise: Toi qui suscites notre ferveur, donne-nous d'efficacement obtenir ce que notre Foi nous fait te demander.

Ô Dieu clément et bon, fais que ces terres soient bénies et que tous leurs habitants puissent recevoir tes dons et tes bénédictions.

Ô Dieu Tout-Puissant, nous implorons de Ta bonté que les fruits de la terre, que Tu daignes nourrir en leur ménageant la chaleur et la pluie soient pénétrés de la rosée de tes bénédictions, et que Ton peuple puisse toujours Te remercier de tes dons, de sorte que grâce à la fertilité de la terre les affamés soient comblés de biens et que le pauvre et l'indigent célèbrent la gloire de Ton nom. Par le Christ-Jésus Ton Fils Notre Seigneur. Amen.

Que la bénédiction du Dieu Tout-Puissant, Père, Fils et Saint-Esprit, descende avec abondance sur les champs et les terres de ces environs et qu'elle y demeure à jamais. Amen."

Ces textes appartiennent au patrimoine spirituel de l'Humanité, nous devons en prendre soin et les respecter. En consultant les anciens rituel de l'Eglise nous avons également trouvé des "prières d'exorcisme contre les nuées, les éclairs, le tonnerre, la foudre, la grêle, les vents, les tempêtes, les ouragans, les cyclones, etc". Ils témoignent de la Sagesse des générations qui nous ont précédées, de leur belle connaissance des leçons de la Bible. Pensons à l'épisode de Jésus commandant au vent et à la mer déchaînés (Marc 4,39), ainsi qu'aux épîtres du grand Saint Paul: "Car ce n'est pas contre la chair et le sang que vous avez à lutter, mais contre les puissances de l'air" (Ephésiens 6,11-12) - "le prince du pouvoir de l'air, cet esprit qui agit maintenant dans les fils de la désobéissance" (Ephésiens 2,2).

En conclusion

Quoi de plus naturel que ces prières d'intercession des hommes et des femmes de tous les temps pour demander à Dieu la protection contre les dangers du ciel, l'abondance des fruits de la terre, une terre dont ils tirent d'ailleurs leurs moyens de subsistance, leur richesse.

"Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour" enseigne Jésus dans le "Notre Père". Comment n'approuverait-il point ces prières qui témoignent du souci des êtres humains pour ce que le monde appelle la nature, et que le croyant appelle la Création ?

Si l'on parle beaucoup aujourd'hui de prise de conscience écologique, il suffit de se remémorer l'antique liturgie des Rogations pour comprendre que la Sagesse qui guide et inspire l'Eglise ne s'était point trompée.

"Ce qui a été, c'est ce qui sera; ce qui s'est fait, c'est ce qui se fera: rien de nouveau sous le soleil" (Ecclésiaste 1,9).


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