Au temps où je connus Monsieur de Cagliostro, je pouvais dire comme la fiancée du Cantique des Cantiques de la Bible: "Je suis noire mais je suis belle".

Et je pense que si les guides du Caveau Saint Michel m'ont surnommée l'Odalisque, c'est qu'ils ont bien senti combien mes formes furent aguichantes. Il est probable d'ailleurs qu'un vague souvenir de ma beauté de naguère subsista dans la pensée populaire et se répercuta dans les commentaires que l'on fit souvent sur ma momie.

En fait je suis l'une des dernières venues dans le cerveau célèbre et je ne sais vraiment si mes aventures valent la peine d'être rapportées.

Sachez simplement qu'un jour du mois d'avril 1773 un gentilhomme bordelais eût le désir de faire un cadeau à sa fille et s'en alla dans le but de faire l'emplette d'un perroquet.... Il se rendit sur les quais car, à cette époque, les choses étaient simples. On grimpait la passerelle d'un des voiliers amarrés et l'on discutait de tels achats avec les matelots. Par manque de chance, partout où s'adressa ce gentilhomme, les perroquets étaient déjà vendus. Le gentilhomme maugréait car il était convié ce soir là chez le Maréchal de Mouchy, ce qui l'honorait fort.

Ne pouvant donc prolonger ses recherches, notre acheteur demanda s'il n'y pouvait y avoir d'autres animaux pouvant convenir à une demoiselle de qualité. Le matelots lui proposa un babouin, mais le gentilhomme fit la grimace. Il pensait à ses porcelaines et à ses bibelots. C'est là que le matelot qui tenait à faire affaire se souvint à propos qu'il lui restait encore quelques nègres à fond de cale et après s'être absenté un cours instant il revint en me tenant sous le bras.

A son avis je pouvais avoir dans les sept ou huit ans et je valais au moins le prix de trois perroquets. Le gentilhomme ayant marchandé m'obtint pour le prix de deux. Ayant donné l'ordre à son domestique de "ramasser cela", il me fit mener à sa demeure.

Toujours manque de chance pour le gentilhomme, sa fille, une épouvantable pimbêche, prit peur en me voyant, pleura, hurla, faillit tomber de haut mal et déclara ne jamais plus vouloir revoir une telle créature de l'enfer. C'est donc fort déçu et de mauvaise humeur que le gentilhomme partit chez le Maréchal où il se retrouva à une table de trictrac avec Monsieur d'Ornano. Comme il était de mode de jouer des lots originaux plutôt que de l'argent, Monsieur d'Ornano proposa un lévrier comme enjeu et c'est alors que le gentilhomme se souvint à point qu'il m'avait sur les bras depuis quelques heures et m'offrit comme mise. Il me perdit sans broncher et me fit livrer le lendemain matin à mon nouveau propriétaire.

Celui-ci ne se souvenait déjà plus de son gain de la veille: "Portez donc cela à Mademoiselle notre fille," dit-il au laquais, "et si une telle créature lui plaît, nous lui en faisons bien volontiers cadeau."

Et c'est ainsi que je fus offerte à Mademoiselle d'Ornano. Là ni ors, ni pleurnicheries mais le plus beau sourire qui se puisse rêver sur un teint de lys et de roses. Mademoiselle me baigna, elle même, puis me parfuma, me vêtit et me gava de friandises.... Je fus aussi prisé d'elle que le caniche que son père lui avait offert l'année d'avant. Le caniche avait reçu le prénom d'Antonio, je reçu donc celui de Portia (je sais les Bordelais trop érudits pour ne pas savoir que ce sont deux personnages du "Marchand de Venise" dont Mademoiselle raffolait).

Encore que je ne puis préciser mon âge, je pense que je devais avoir atteint dix-sept ans environ quand Monsieur de Cagliostro arriva à Bordeaux...

Mademoiselle fut autorisée à lui rendre visite à l'hôtel du Marquis de Canolle où il était descendu... Cette belle demeure était située sur le Cours Saint Seurin, aujourd'hui le cours Georges Clémenceau... Là résidait aussi un célèbre et bienfaisant apothicaire qui diffusait l'élixir vital du merveilleux Mage. Mais, peut-être serez-vous surpris de voir tous les grands noms de la société bordelaise se rendre chez le Grand-Cophte. Le jour où j'accompagnais Mademoiselle d'Ornano, il y avait, je me souviens, le Comte de Fumel et le Chevalier de Rolland ainsi qu'une foule de gens titrés.

Je me remémore aussi qu'on avait fait brûler de l'encens tout comme dans une Eglise et qu'il me sembla presque le voir apparaître au milieu de nous. Lui, le Grand de Misraïm, tout soudain, en robe longue de soie noire, en coiffure de prêtre de l'Egypte Antique, sur laquelle étaient brodés les trois hiéroglyphes de Force, Vie et Santé. Il répondait à toutes les questions, disait à chacun son passé, imposait les mains aux malades... A un moment il prit la belle et fine main de Mademoiselle et lui parla longtemps à l'oreille puis me regardant, il dit: "cette fillette vient droit du Dahomey... La bas elle était de sang princier, mais sa famille a été massacrée... Les survivants furent vendus comme esclaves à Saint Domingue".

Je n'en ai jamais tant su sur ma famille. La plupart des relations de ma maîtresse appartenaient à la zone d'influence de l'Ordre des Chevaliers Elus Cohens de l'Univers fondé à l'Orient de Bordeaux par Jacques Delivon Joachim de la Tour de la Case plus connu sous le pseudonyme de Jacques Martinez de Pasqually. Dès son arrivée en notre ville Cagliostro se fit initier à ce rite et dut pénétrer dans le Caveau de Saint Michel qui servait de de Cabinet de Réflexion avant la réception dans cet Ordre opératif.

Les Supérieurs Inconnus avaient depuis longtemps décidé de révéler bien des secrets à Cagliostro et, peu après son initiation, il fut dédoublé et transporté en esprit sous la Tour Saint Michel à une grande profondeur et, là, comme il l'indiqua plus tard quand il fut torturé et interrogé par les inquisiteurs de Rome, il se trouva dans une magnifique salle souterraine où se tenait une assemblée d'hommes vêtus des tuniques des Prêtres Egyptiens, il y reconnut les Templiers du Vieil Ordre, des francs-maçons des Rites Spirituels décédés depuis des siècles (Jésus évoqua bien Moïse et Elie sur le Mont de la Transfiguration).

Portrait de Cagliostro - Buste d'après Houdon - 51 Ko

Là il reçut les enseignements du rite Egyptien. C'est, bien-entendu, Mademoiselle d'Ornano qui m'a raconté tout cela. Elle suivait les enseignements du Grand Cophte dont le sceau était inspiré du bouclier du mercure philosophique du Portail de la Cathédrale de Paris.

Dans le Sanctuaire Souterrain le nouvel initiateur avait reçu l'ordre d'ouvrir désormais aux femmes les arcanes de l'Art Royal. Non seulement Mademoiselle d'Ornano revêtit le talare de lin blanc, mais elle voulut que je sois moi aussi l'une des élues du nouveau rituel. Je me suis engagée à ne rien révéler de ce qui s'est passé pour moi dans le caveau Saint Michel, mais je puis vous dire que l'on en ressortait douée de certains pouvoirs.

Commentaire du Groupe de Contrôle Historique


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